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Le droit au silence consacré puis limité dans les procédures disciplinaires de la Fonction Publique

Jusqu’en 2024, la notification du droit à garder le silence était considérée comme une garantie constitutionnelle fondamentale uniquement en matière de procédure pénale. 

Le Conseil Constitutionnel a récemment changé la donne pour le meilleur... puis le moins bon... récit et analyse d'un psychodrame juridique.

Cet article a été mis à jour le 14/05/2025 pour tenir compte de la décision du Conseil d'Etat du 19/05/2024

Saisi d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité sur la procédure disciplinaire des notaires, il a fixé l’interprétation suivante :

Premier acte : les directions secouées...

« 9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. » (Cons. const. 8 déc. 2023, n° 2023-1074 QPC)

Il n'a pas fallu longtemps pour qu'il en soit tiré parti dans des recours déjà bien avancé, dans la fonction publique hospitalière notamment :

“Aux termes de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ". Il en résulte le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition. Elles impliquent que le fonctionnaire faisant l'objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu'il soit préalablement informé du droit qu'il a de se taire” (CAA de PARIS, 6ème chambre, 02/04/2024, 22PA03578, Inédit au recueil Lebon

Le Conseil d’Etat a ensuite accepté de transmettre au Conseil Constitutionnel une nouvelle Question Prioritaire de Constitutionnalité portant spécifiquement sur la procédure disciplinaire des fonctionnaires. Celui-ci vient de se prononcer, sans surprise, dans le même sens :

“11. Les articles 19 de la loi du 13 juillet 1983 et L. 532-4 du code général de la fonction publique sont relatifs aux garanties dont bénéficie le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée. Ils prévoient notamment que ce dernier a droit à la communication de l’intégralité de son dossier individuel.
12. En application des dispositions contestées, l’administration est tenue de l’informer de ce droit. En revanche, ni ces dispositions ni aucune autre disposition législative ne prévoient que le fonctionnaire poursuivi disciplinairement est informé de son droit de se taire.
13. Il résulte des articles 19 de la loi du 13 juillet 1983 et L. 532-5 du code général de la fonction publique que le fonctionnaire poursuivi ne peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe qu’après consultation d’un conseil de discipline devant lequel il est convoqué.
Lorsqu’il comparaît devant cette instance, le fonctionnaire peut être amené, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les manquements pour lesquels il est poursuivi disciplinairement.
14. Or, les déclarations ou les réponses du fonctionnaire devant cette instance sont susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction.

15. Dès lors, en ne prévoyant pas que le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.” (
Décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024)

Le Conseil Constitutionnel a ordonné l’abrogation effective de cet article du CGFP à compter du 1er octobre 2025, le temps pour le gouvernement de rédiger un nouveau texte conforme.

Surtout, il a confirmé que jusqu’à cette date, ou la sortie d’un nouveau texte conforme, le droit de se taire :

  • devait être signifié aux agent.e.s dans les procédures à venir;
  • pouvait être invoqué dans les procédures déjà engagées

Ces dispositions ont immédiatement été mises à jour sur Legifrance, à l'Article L532-4.

Un droit applicable également aux agent.e.s non titulaires

Il ne fait aucun doute que cette décision du Conseil Constitutionnel doive aussi s’appliquer à la procédure disciplinaire des agents non titulaires des trois fonctions publiques, décalquée sur celle des titulaires.

Il est également probable que les décrets d’application de ces textes seront modifiés en conséquence, à savoir, pour la Fonction Publique Hospitalière :

  • les Article 1 et Article 2 du décret 89-822 du 7 novembre 1989 relatif à la procédure disciplinaire applicable aux fonctionnaires relevant de la fonction publique hospitalière
  • l’Article 40 du Décret n° 91-155 du 6 février 1991 relatif aux dispositions générales applicables aux agents contractuels de la fonction publique hospitalière.

Enfin, il est évident que l’on doive appliquer la même logique aux entretiens préalables à sanction disciplinaire, quand ils ont lieu, et quand bien même ils ne sont prévus par aucune disposition réglementaire. En effet :

  • ils sont susceptibles de déboucher sur une sanction de premier groupe, ou bien la saisine du Conseil de discipline
  • il est indéniable que l’agent “peut y être amené, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les manquements pour lesquels il est poursuivi disciplinairement” et que  “les déclarations ou les réponses du fonctionnaire devant cette instance sont susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction”.

Toute absence de notification de ce droit doit donc entraîner la nullité de la procédure, quand bien même cette étape n’est pas encore  explicitement prévue par voie réglementaire. 

Pour les procédures des fonctionnaires et agents non titulaires, ce vice de forme n’est pas « danthonysable », du nom de la fameuse jurisprudence qui permet de valider une procédure viciée lorsque le juge considère qu’il n’a malgré tout pas été porté atteinte à des garanties fondamentales et / ou que cela n’a pas influencé le sens de la décision finale.

En tirer les conséquences en dehors de la Fonction Publique

La notification du droit au silence doit également, en toute logique, s’appliquer à toute procédure civile pouvant déboucher sur des mesures ayant un caractère de sanction, soit :

  • aux procédures devant les ordres professionnels, et notamment de la santé, ceux-ci ayant la capacité d’infliger des mesures ayant caractère de sanction, au sens du Conseil Constitutionnel.
  • aux procédures disciplinaires des salarié.e.s du secteur privé, prises dans le cadre des Article L1332-2 et Article R1332-1 du Code du Travail

Acte II : Le Conseil d'Etat au secours des DRH...

Ces évolutions ont évidemment mis les administrations des trois versants en émoi. Elles craignaient à la fois l’annulation “de droit” de nombreuses procédures, mais aussi une limitation sévère de leur capacité à “faire parler” les agents à la fois dans les procédures disciplinaires, mais aussi dans le cadre des enquêtes administratives.

Ces dernières, jusqu’à présent, sont un véritable trou noir pour les droits des agents et sont conduites de manière totalement discrétionnaire.

Qu’on se rassure, leur inquiétude n’a pas duré trop longtemps.

En décembre dernier le Conseil d'Etat est en effet venu limiter notablement la portée du droit au silence, en l’excluant du cadre des enquêtes administratives.

De plus, même quand il n'est pas respecté dans les entretiens préalables, cela ne vicie la procédure que lorsque la direction se base déterminante sur les propos tenus durant l'entretien pour donner la sanction.

Dans le cas où l'autorité disciplinaire a déjà engagé une procédure disciplinaire à l'encontre d'un agent et que ce dernier est ensuite entendu dans le cadre d'une enquête administrative diligentée à son endroit, il incombe aux enquêteurs de l'informer du droit qu'il a de se taire. En revanche, sauf détournement de procédure, le droit de se taire ne s'applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l'exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l'autorité hiérarchique et par les services d'inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent.”
4. Dans le cas où un agent sanctionné n'a pas été informé du droit qu'il a de se taire alors que cette information était requise en vertu des principes énoncés aux points 2 et 3, cette irrégularité n'est susceptible d'entraîner l'annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l'agent public et aux autres éléments fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l'intéressé n'avait pas été informé de ce droit.

Autant dire que la notion de “déterminante” est purement subjective, et que sa prise en compte relèvera principalement du caractère souverain d’appréciation des juges et sera d’autant plus compliqué à critiquer en appel…

Les enquêtes administratives, toujours un trou noir pour les droits des agent.e.s

La décision du Conseil d’Etat n’est pas surprenante, car  il s’attache régulièrement à préserver les marges de manœuvre des “chefs de service” et des DRH. 

Il est juste cocasse de constater que le Conseil d’Etat invoque le risque de détournement de procédure pour garder le droit au silence hors des enquêtes internes, alors qu’elles mêmes sont le plus souvent des détournements de procédure pour “piéger” les agents. 

S’il existe une “obligation de loyauté” de l’employeur public envers ses agent.e.s, celle-ci disparaît “lorsqu’un intérêt public majeur le justifie” (CE. Sect. 16 juillet 2014, n° 355201, publiée au Recueil). Et même alors, la “déloyauté” ne suffit pas à vicier les procédures disciplinaires ultérieures (CE. CHS. 3 juillet 2020, n° 432756)

En fait, selon une Cour d’Appel, elles ne sont soumis à aucun formalisme, car “totalement indépendantes de l’action disciplinaire “   (CAA Lyon, 26 janvier 2022, n° 20LY00873).

Bref, pas totalement une carte postale de l’Etat de droit…


Nous le savons bien dans nos établissements : convoqués sans motifs ou sur un faux prétexte, sans droit à accompagnement, les administrations tendent des filets larges sur les agents lors de ces entretiens d’enquête interne, afin de recueillir tout ce qui pourrait alimenter des procédures disciplinaires. Les compte-rendus sont inaccessibles aux agent.e.s, qui n’ont souvent même pas pu les relire… et ils dorment dans on ne sait quel tiroir jusqu’au moment où quelqu’un juge opportun de les ressortir.

Malgré tout, l'extension du droit au silence aux procédures disciplinaires de la fonction publique reste une avancée intéressante, dans le sens où elle contribue à rapprocher ces situations du droit commun.

Mais pour qu'il ne s'agisse pas que d'un droit formel, sans aucune connaissance, il faut s'en emparer dans nos stratégies syndicales, à la fois en tant que défenseurs syndicaux, mais aussi dans nos dossiers contentieux. Le but : étendre au maximum les garanties qu'il peut apporter aux agent.e.s, en dépit du verrouillage du Conseil d'Etat.

L'administration, en tant qu'employeure, n'est pas neutre de par la magie de son seul statut public. Il donc également urgent de mettre fin à la fiction juridique d'une administration toute puissante qui pourrait violer tous les droits des agents dans les enquêtes administratives sans jamais emporter aucune conséquence.